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Nouvelles

21.11.2017
Endless Wagner (Melism) Florence Delaage interprête Wagner au piano
Nouveau CD consacré à l'oeuvre de Richard Wagner dans ses transcriptions de Liszt et von Bülow, par Florence Delaage
Florence Delaage incarne l'héritage de la grande tradition wagnérienne française, reçu d'Alfred Cortot, dont elle fut la dernière élève.

C'est le fruit d'une patiente maturation, due à une longue fréquentation de l'oeuvre de Wagner, qu'elle livre dans cet enregistrement.

Sa carrière internationale, qui est passée bien sûr par Bayreuth, l'a vue se produire récemment lors des festivités organisées pour le centenaire de la naissance de Wieland Wagner à Berlin du 9 au 11 novembre 2017.

Ce programme sera repris Salle Gaveau à Paris, le 12 mars 2018 à 20 heures, lors d'un récital unique.

Pour mieux connaître, cette artiste rare, elle nous a accordé un interview unique.

Rencontre avec Florence Delaage

(à Paris, le 20 octobre 2017)

 Christian Ducor : Chère Florence, vous venez d'enregistrer un disque, presque exclusivement consacré à Wagner, « Endless Wagner », Wagner infini, Wagner sans fin... Qu'en est-il de cette infinitude de Wagner  et du programme que vous avez enregistré ?

Florence Delaage : J'ai enregistré la paraphrase (rarement jouée) du quintette du troisième acte des Maîtres chanteurs, de Hans von Bülow, la Romance à l'étoile, le Rêve d’Elsa, le Reproche de Lohengrin à Elsa -cette dernière pièce est très bouleversante -, le Chœur des fileuses du Vaisseau fantôme, la Marche solennelle de Parsifal, transcriptions de Liszt, le feuillet pour Mathilde Wesendonck, qui est une œuvre de Wagner seul, écrite pendant ses insomnies et reprise ensuite pour Tristan.

Ch. D. : Comment définiriez-vous cette paraphrase de Hans von Bülow, et qu'elle serait selon vous ce qui la distinguerait des transcriptions de Franz Liszt ?

Fl. D. : Je la vois plus proche de l’improvisation avec un élan romantique, que de la paraphrase. Hans von Bülow était un excellent pianiste. Par contre, Liszt fait davantage une analyse, c'est un compositeur transcendant, dont l’âme rejoint celle de Wagner. Hans von Bülow était un grand chef, et c'est intéressant d’entendre un style très différent de celui de Liszt. Liszt apporte sa personnalité, dans l'œuvre de son ami qu'il cherchait aussi à défendre et à soutenir.

Chez Liszt, certaines transcriptions me touchent davantage. La mort d'Isolde reprend la partie vocale mais également la partie orchestrale. C’est un chef d’œuvre d’écriture dont l’intensité me bouleverse. Je pense particulièrement à ce merveilleux pianiste qu'était Dino Ciani, qui était mon ami. J'ai beaucoup pleuré en jouant la mort d’Isolde en pensant à la tragédie de sa disparition.

Ch. D. : Ce disque vient de sortir et vous allez donner des récitals dont le programme reprendra cet enregistrement ?

Fl. D. : Je vais jouer à Berlin pour une soirée dans le cadre du symposium pour le centenaire de la naissance de Wieland Wagner, 10 novembre 2017, et je reprendrai ce programme le 12 mars 2018 à Paris à la salle Gaveau, avec peut-être la sonate de la tempête de Beethoven et des préludes de Chopin,  ainsi que les Jeux d'eau de Ravel.

Ch. D. : Ce disque « Endless Wagner » est un témoignage de votre passion, déjà ancienne, pour Wagner. Racontez-nous quelques souvenirs !

Fl. D. : J'avais une famille très wagnérienne. Je suis allée, très jeune, écouter les Maîtres-chanteurs au Palais Garnier, où on m’avait cachée dans la robe de ma mère pour pouvoir entrer ! J'étais émerveillée jusqu’au bout.

Je n'ai jamais cessé d’écouter Wagner depuis. J'ai une prédilection bien sûr pour l’Anneau du Nibelung, certainement aussi pour Tristan et Parsifal, mais… je les aime tous ! Peut-être, je pense particulièrement aux accords du voyageur dans Siegfried : c'est une chose extraordinaire. Ou encore le réveil de Brunnhilde. Tristan et Parsifal j'aurais du mal à dire lequel des deux je préfère mais je crois que je les aime tous les deux passionnément !
 
Ch. D. : Quel a été votre premier souvenir de  Bayreuth et en quoi c’est, selon vous, une expérience unique et différente ?

Fl. D. : Mais ça a été déjà dit 100 000 fois ! Le théâtre est extraordinaire, le son sort d'une façon qui vous envoûte.  C'est ce que j'ai tout de suite ressenti en y allant pour la première fois en 1976, quand j'y ai été invitée par la présidente Mercedes Bahlsen de l’association Richard Wagner. Après, j'y suis allée tous les ans. Je suis devenue aussi membre de la Société des amis de Bayreuth. J'ai joué souvent à Wahnfried, ainsi qu’à la Stadthalle.

Ch. D. : Qu’entendez-vous par envoûtement ?

Fl. D. : La façon dont les lumières s'éteignent, nous préparent à quelque chose de magique, on ne voit plus rien, on ne voit pas l'orchestre et la musique arrive, monte. C'est génial ! On ne ressent cela nulle part ailleurs.
 
Ch. D. : Quels sont vos souvenirs récents de Bayreuth ?

Fl. D. : Ce qui m’enchante c’est qu’il y a toujours de très bons chanteurs et chefs d'orchestre. Tout est d'un très haut niveau, notamment les dernières années, et je pense qu'Eva Wagner-Pasquier y est pour beaucoup. De ce point de vue-là, je suis toujours enchantée et convaincue. De même, Katharina Wagner suit la même voie d’excellence, tracée par leur père, Wolfgang Wagner, pour qui j’avais beaucoup d’admiration.
 
Ch. D. : En quoi vous touche de musique de Wagner qui n'est pourtant pas un compositeur pour piano ?

Fl. D. : Dès que j'entends Wagner c’est un moment d’émotion qui me transporte dans un monde irréel, un rêve étoilé. Mais, j’adore aussi Beethoven, Schubert, Schumann, beaucoup la musique allemande, c’est vrai, mais aussi la musique française, Debussy et Ravel, sans oublier mon cher  Chopin aussi.

J’aime aussi passionnément la musique des vers de Racine ceux de Baudelaire, et de Victor Hugo, que j’adore.

Ch. D. : Votre formation est un peu particulière. Notamment, vous avez été l’élève d'Alfred Cortot, que vous avez connu à l'ultime fin de sa carrière. Comment l'avez-vous rencontré ? Quel était son enseignement ?

Fl. D. : Je suis entrée première au Conservatoire de Paris, dans la classe d'Yvonne Lefébure.  Ensuite il y a eu des orages, comme cela arrive souvent dans la musique. Puis Cortot s'est intéressé très fort à moi, et j'ai dû choisir.  Il avait fait ouvrir la salle de l’École normale de Musique de Paris, pour m’écouter. J’ai joué la fantaisie de Schumann et la leggierezza de Liszt, et chose étonnante, il s’est arrêté de fumer en m’écoutant ! Pas besoin d’en dire plus ! J'ai donc démissionné du conservatoire pour profiter des trois dernières années de sa vie, pendant lesquelles j'ai pu apprendre tellement avec lui. Il habitait Lausanne, et je partais le matin de Paris… et revenais le soir ! Je jouais dans un véritable musée, devant le célèbre portrait de Wagner par Renoir (qui est aujourd’hui au Musée d’Orsay), le manuscrit de la sonate de Liszt et celui de la berceuse de Chopin.

Toutes les semaines pratiquement, mes parents m'attendaient au bout du quai. Ils me demandaient comment ça s'était passé. Je n'avais pas le droit de prendre des notes, car cela aurait pris trop de temps, alors j'essaie de me rappeler tout dans ma tête… et dans mon cœur aussi.

Quand j’étais petite, j’avais dit, en écoutant Cortot jouer les  Variations symphoniques de César Franck : «  je veux jouer avec ce monsieur-là ! », et voilà, le rêve est devenu réalité.

Ch. D. : Quel répertoire vous faisait-il travailler ?

Fl. D. : J'avais le droit de demander ce que je voulais. Donc, j'ai demandé… tout son répertoire à lui ! C'était un peu risible, parce que je n'ai pas de commune mesure avec Cortot. Ça m'a aidé en ce sens que je mettais sur pied les œuvres très rapidement, parce que nous n’avions que peu de temps, parce qu'il disait qu'il était vieux, qu’il lui restait peu à vivre, et qu'il fallait que je profite bien des cours, et qu'après j'aurai l'occasion de revoir en détail ce que j'avais fait avec lui. Ses cours duraient deux ou trois heures.

Cortot me parlait d'un pianiste extraordinaire, entendu à la radio : c'était Cziffra et il m'avait chargée d'aller le féliciter. Je suis allée au Théâtre des Champs-Élysées et c'est comme ça qu’à la mort de Cortot, Cziffra m'a fait travailler gracieusement lui-aussi, comme l'avait fait Cortot.

Ch. D. : Que vous a apporté le fait de vous être éloignée du parcours institutionnel du conservatoire de Paris ?

Fl. D. : Cortot m'a apporté une façon de mettre en valeur certaines phrases, la manière de différencier les timbres, le rubato qui est un moment de liberté (toujours en reprenant le rythme avec la main gauche). J'ai eu un accident au poignet droit, qui a fait que j'ai aussi enseigné dans les conservatoires de la Ville de Paris, où je me suis trouvée très heureuse comme professeur. Je suis très liée avec mes élèves qui sont restés très amis avec moi.

Ch. D. : Quels sont vos souvenirs le plus emblématiques de votre relation avec Cortot ?

Fl. D. : Ceux qu’il m’a laissés et qui sont extraordinaires : la bague que Liszt avait reçue d’une admiratrice, qui s’ouvre, avec, à l’intérieur, les cheveux de Liszt (une mèche de lui jeune, et une autre de lui plus âgé). Et puis ses deux pianos : le Steinway qui est à Paris, et le Pleyel, sur lequel je jouais à Lausanne, qui est à Dinard.

Ch. D. : À côté de la culture allemande, vous avez une autre passion, c'est...

Fl. D. : L'Italie ! Ça c'est de la folie !!!  La musique, les musées, le public italien, la langue qui m’est familière. C'est pour moi le pays de rêve !

Ch. D. : Comme Wagner ?

Fl. D. : Oui, probablement, et je pense que Wagner était très influencé par la ville de Florence. Il pensait d'ailleurs s'y installer vraiment. Les cloches de Parsifal n’ont pas été seulement inspirées par celles de Sienne (qui est une très belle ville aussi, mais dont le dôme n'est pas aussi beau que celui de Florence) mais aussi par celles de Florence, qui sonnent de façon un peu fêlée. Quand j’entends ces dernières,  ce sont, pour moi, vraiment celles de Parsifal. J'aime aller me promener très tard le soir dans la ville. J'ai eu une chance : mon premier grand concert à l'étranger, ce fut à Florence. En effet, j'avais joué à l’Accademia Chigiana à Sienne. Et là, Cortot avait dit, à l’occasion de ses cours d'interprétation, qu’il faudrait que les Français jouent bien, car le Consul général de France serait présent. À la mort de Cortot, le Consul m'a demandé de venir jouer à Florence, et j'ai donc joué le 14 juillet (pour la fête nationale) devant 2000 personnes dans les jardins Boboli, sous un grand éclairage avec des spots installés sur la corniche du Palazzo Pitti : c'était prodigieux, même si le clavier n’était éclairé qu’à moitié ! Et  j'ai terminé le programme par le prélude de Debussy « Feux d’artifice » qui se clôt par la Marseillaise.

Ch. D. : Finalement, vous avez fait une carrière un peu « en marge ». Seriez-vous donc un peu rebelle aussi ?

Fl. D. : Je suis très rebelle ! Parce que c'est aussi -un peu- mon caractère. En fait, j'ai toujours été très bien accueillie à l'étranger et j'ai beaucoup fait carrière en Italie, dans de nombreuses villes. Finalement, on m'a même choisie pour jouer pour le 150ème anniversaire de l'Unité italienne. J'étais très fière de jouer à cette occasion, où j’ai pensé à Garibaldi. Je ne regrette pas de ne m'être pas insérer dans le circuit parisien, car l'Italie et l’Allemagne ont comblé ma vie d’artiste.

Mes parents m'ont toujours soutenue : mon père était un grand architecte, et ma mère était issue d'une famille de musiciens. Ils n’ont toujours pensé qu’à une seule chose, à savoir que j'avance dans mon art. Ils étaient donc ravis que je suive Cortot. C'était la condition de mon épanouissement. C'était une chance extraordinaire que je n'ai pas voulu rater.

Pour finir, je vous confierai que Cortot disait que j'étais « un rocher breton » -je suis née à Dinard, en Bretagne-,  et qu'il ferait des chemins pour y accéder !

Ch. D. : Chère Florence, un grand merci de nous avoir ouvert ces quelques voies d’accès à votre art…