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Nouvelles

04.06.2017
Décès d'Edouard Sans, spécialiste français de Schopenhauer et Wagner
Edouard Sans (1935-2017) : disparition d'un grand universitaire connu des wagnériens francophones comme spécialiste incontesté des relations entre Wagner et Schopenhauer
Le Cercle Richard Wagner de Toulouse nous informe de cette triste nouvelle et tient à rendre hommage à Edouard Sans décédé le 22 avril 2017 .

Edouard Sans, ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé d’allemand, Docteur es Lettres , philosophe et spécialiste de Schopenhauer et Richard Wagner, a été un fidèle membre du Cercle Richard Wagner de Toulouse Midi Pyrénées depuis sa création et a fait partager lors de de nombreuses conférences sa connaissance et sa passion pour l'oeuvre de Richard Wagner.

Sa grande contribution comprend ses ouvrages sur Schopenhauer, et notamment son essai sur Richard Wagner au regard de la pensée du philosophe de Francfort.

vous trouverez ci-dessous un compte-rendu de cet ouvrage exigeant, bien connu des wagnériens francophones, et qui reste toujours, sur le sujet, indépassable.

Edouard Sans, Richard Wagner et la pensée schopenhauerienne. Un vol. 24 X 15,5 de 480 pp. Paris, Éd. C. Klincksieck, 1969.

"L'A. étudie longuement le problème, fort délicat, de l'influence de la philosophie de Schopenhauer sur Richard Wagner. La tâche était d'autant plus ardue qu'il s'agit d'une part d'un philosophe et d'autre part d'un homme qui est avant tout musicien. L'A. s'est cependant fort bien acquitté de sa tâche en étudiant non seulement les drames musicaux du compositeur, mais aussi ses nombreux écrits théoriques, ainsi que sa correspondance, dans laquelle il commentait souvent ses propres oeuvres.

On sait que Schopenhauer prônait vers le milieu du XIXe siècle une philosophie subjectiviste et pessimiste. Son système est dominé par deux concepts fondamentaux : la Volonté et la Représentation. La Volonté, force incoercible et indivise, régit l'univers. Non sans rapport avec la chose en soi chez Kant, elle est inaccessible à l'intellect; l'intuition cependant peut la saisir (préfiguration de la philosophie bergsonienne). Cette Volonté se manifeste dans le monde par un processus d'objectivation. Rendue phénoménale, et par conséquent différenciée, elle va entrer en conflit avec elle-même. C'est là, selon Schopenhauer, la source du mal. La tâche qui incombe donc à l'individu est d'annihiler en lui le Vouloir-vivre. Cette ascèse est le travail de la Représentation. Celle-ci comporte des degrés, qui correspondent grosso modo à une classification des beaux-arts. Des arts plastiques à la musique, en passant par la poésie, la Représentation se dépouille des caractères anecdotiques, pour devenir l'expression de l'essence même des choses. Pour Schopenhauer, la musique est donc le tremplin normal du développement de l'ascèse morale. Mais, comme le rappelle l'A., des critiques importantes ont été adressées à Schopenhauer, de son vivant. En voici une : si le fondement ontologique du monde est la Volonté, quel statut faut-il alors attribuer à l'intellect ou à la Représentation qui, ne l'oublions pas, doit permettre de vaincre le Vouloir- vivre ?

M. Sans montre que Wagner, mû davantage par son tempérament que par ses convictions philosophiques, reprendra certaines thèses de Schopenhauer, mais non sans les avoir « corrigées ». Si une influence explicite de Schopenhauer doit être exclue dans les premiers drames wagnériens, elle est par contre assez manifeste dans les dernières oeuvres. Mais plutôt que d'influence il faudrait parler de convergence entre le philosophe et le musicien.

Comme le philosophe, Wagner a très tôt été frappé par le désarroi qui règne dans le monde. Ce pessimisme, il a essayé de le surmonter en apportant son soutien au mouvement révolutionnaire de 1848; c'est l'époque feuerbachienne. Mais une conception purement sociale des rapports humains ne pouvait satisfaire le compositeur. La conception élevée que Schopenhauer avait de la musique devait dès lors attirer l'attention de Wagner. En effet le compositeur avouera lui-même dans sa correspondance que Schopenhauer lui a fait saisir le sens profond de ses premières oeuvres. Ainsi Hans Sachs devient la figure du renoncement ; Senta trouve la rédemption dans la mort. C'est Tristan et Isolde qui illustre une influence réelle de Schopenhauer, mais marque aussi la distance prise vis-à-vis de ce dernier. D'abord sur le plan musical, le leitmotiv, qui est une structure musicale représentative, y joue un rôle moins considérable.

Ensuite, rejetant les interprétations traditionnelles (Lichtenberger, Drews, Mann), M. Sans avance que le fond de la pensée wagnérienne est la distinction entre la Volonté individuelle et la Volonté universelle. La rédemption n'est pas la négation pure et simple du Vouloir-vivre individuel, comme Schopenhauer le laissait entrevoir, mais son épuration dans la Volonté universelle. Si dans Tristan et Isolde ce projet est réalisé négativement par la mort des héros, dans Parsifal le renoncement à soi au profit d'autrui devient la loi même de l'univers. Mais pourquoi avoir créé le « drame musical » ? Alors que la musique a pour mission d'amener l'auditeur à s'accorder à la Volonté universelle, le mythe qui alimente le livret est la figuration du tragique de toute existence individuelle. Si le tragique lié à l'individuation des personnages mythiques doit être transcendé par la musique, celle-ci remplira mieux sa vraie fonction si elle montre que l'harmonie finale qu'elle-même manifeste est compatible avec le drame de l'individu mythique. La tension de ces deux aspects désormais indissociables constituerait le drame musical au sens wagnérien. Cette tension va finalement trouver sa résolution dans Parsifal, où l'individu se fond dans l'infini au sein de l'extase mystique.

Pour Wagner, la musique ne sera finalement ni une simple activité esthétique, ni une « déontologie » transcendantale (comme le pensait Schopenhauer), mais elle deviendra l'activité religieuse fondamentale de l'humanité. "


Philippe Lecomte (in Revue philosophique de Louvain)